Le Monde n°11690

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Edition : SARL Le Monde

Dépot légal : 29-30 août 1982

Imprimeur : Imprimerie du Monde, Paris IX

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N°11690 du 29-30 août 1982
28 pages de format 33,8 sur 50 cm
Prix: 4,50 F

Un article profond et introspectif de Frédéric Dard à teneur psychologique et philosophique sur « le moi ».
Il traite de la difficulté de ne pas se sentir soi-même.
Et, à la fin, la conclusion est sublime : Si j’étais Frédéric Dard, je crois bien que je vivrais.

Et pour vous faciliter la lecture, voici le texte complet dactylographié :
SI J’ETAIS… FREDERIC DARD

J’ai toujours rêvé secrètement d’être moi-même.
Lorsque j’étais enfant, je croyais naïvement qu’il suffisait de devenir adulte pour être soi-même ; plus exactement, j’imaginais que cet acquis coïncidait avec la majorité légale, comme le droit de vote par exemple.
Aussi ai-je attendu avec confiance que les ans, les centimètres et les premiers chagrins accomplissent la métamorphose.
Mais je suis devenu adulte et rien ne s’est produit. J’ai donc continué de me sentir incomplet puisque privé de moi-même.
L’espoir étant notre principal levier, le carburant de toutes nos motivations, je me suis dit que c’était partie remise et Frédéric Dard était en retard au rendez-vous, mais il finirait bien par arriver.
Je l’attends toujours.
Plusieurs questions m’obsèdent. Elles deviennent harassantes à force de rester sans réponses. J’aimerais savoir, par exemple, si cette injoignabilité de moi avec moi constitue un phénomène qui m’est propre, ou si elle représente une sorte de malédiction originelle réservée à tous les hommes qui essaient de s’écouter penser. Je voudrais qu’on me dise s’il existe des individus qui se sentent pleinement eux-mêmes. En fait, c’est une consultation que je réclame à mes frères humains. Je les implore pour qu’ils m’accordent une confrontation.
Lorsque j’étais petit garçon, nous nous montrions nos sexes, mes camarades et moi. Ce n’était pas « par vice » comme disent les bonnes gens, mais par souci d’information, parce que c’était l’unique moyen pour chacun de nous de savoir dans quel gabarit se situait son pénis.
En vertu de ce système simple et efficace, j’aimerais qu’avec quelques uns de mes semblables (le moins semblables possible afin de bien marquer la différence éventuelle), nous exhibions nos âmes, histoire de vérifier si mon tourment est particulier ou s’il appartient au tout-venant de la vie.
Mais, vas-tu peut-être me demander, qu’entends-tu par « ne pas se sentir soi-même » ?
C’est difficile à expliquer, car on ne construit pas de nuages de pierre. Or les mots sont en pierre et nos sentiments en barbe-à-papa.
Ne pas se sentir soi-même, c’est avoir la certitude absolue de ne pas correspondre à l’idée que les autres se font de vous. Quand je les regarde regarder Frédéric Dard, quand je les écoute parler de lui, quand je lis ce qu’ils écrivent de lui (en bien ou en mal), j’ai le sentiment désagréable qu’il est question d’un personnage absolument étranger à moi. Donc je ne suis pas leur Frédéric Dard. Je voudrais si ardemment être ce qu’ils croient que je suis, ou bien qu’ils sachent qui je suis.
Tout alors me deviendrait facile. Ce qu’il y a de plus déprimant dans le fait de ne pas se sentir soi-même, c’est d’être en perpétuelle rupture avec ses pérégrinations extérieures ou intimes. Tout ce que je fais, dis ou pense ; tout ce que je tais, tout ce que je rêve est en brutale contradiction avec la minuscule flamme que je sens brûler en moi et qui se porte garante de mon essence véritable,
Une force maligne me contraint à ne pas m’exprimer tout à fait comme je le souhaiterais, à ne pas pleurer exactement les larmes de mon cœur, bref, à ne pas vivre mon existence telle qu’elle m’a été accordée. Chaque fois que je prends ou que je m’offre, un rien, une misère, une buée, une intonation font capoter mon intention profonde, travestissent ma vérité, bref, me modifient. Me regardant écrire pardessus mon épaule, je me dis tout à coup : et si cela n’était que de la timidité ? Me voilà à rôder autour de cette hypothèse trop simple, à la flairer, comme un cheval flaire l’eau qu’il va boire, à la goûter du bout d’un doigt, appréhendant le poison.
Timidité.
Pendant toute mon enfance, puis au long de ma jeunesse, mon entourage m’exhortait à ne pas l’être. C’est donc que je me montrais déjà pusillanime, impressionné par mon environnement, inapte à l’affronter, incapable de m’y fondre.
J’ai pourtant cru que l’âge m’en avait guéri. Je me suis tellement forcé et efforcé ! J’ai tant et tant triché, truqué pour vaincre cette absence d’adéquation entre les autres et moi.
Mais guérit-on d’être mal né ?
Je ne sais pas vivre et j’ai vécu tout de même, là est probablement mon drame secret, mon humble et infinie misère.
J’aurais dû me taire, par vocation, et j’ai parlé par respect humain. J’aurais dû me contenter de contempler et j’ai agi. J’aurais dû n’être que moi-même et j’ai laissé à croire que j’étais Frédéric Dard. Je ploie sous le fardeau de ce malentendu. Et je suis là sur ma branche, effaré comme un hibou qui n’a pas entendu chanter les coqs,
Démuni jusqu’à la trame. Il ne me reste à offrir d’authentiques que des regards.
Mais tout cela n’est qu’un préambule verbeux, il est temps que je traite le sujet.
Si j’étais… Frédéric Dard ?
Veux-tu que je te dise ?
Si j’étais Frédéric Dard, je crois bien que je vivrais.

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Le monde 7 avril 2001